La tapisserie se décline depuis des siècles en tentures et tapis. Utilisée pour décorer, pour protéger ou encore pour dispenser des messages religieux, la tapisserie a une longue histoire. Cette histoire se développe en termes de cultures dont les variations esthétiques ne sont pas indépendantes de variations techniques. Car la technique est au service de l’esthétique.

Ainsi, parallèlement à cette histoire d’ordre esthétique, se déploie une histoire d’ordre technique. En effet, les techniques de tissage utilisées au Moyen-Age ne sont plus tout à fait celles utilisés aujourd’hui. Les recherches esthétiques ont évolué avec les siècles et les besoins techniques se sont adaptés. Parmi eux, on peut citer le changement de matériaux : la chaîne en laine utilisée par les anciens étaient plus souple et permettait certaines facilités de tissage que l’on a perdu en utilisant une chaîne en coton.

Enfin, les outils se sont adaptés aux besoins esthétiques et économiques : le métier de basse lisse, largement répandu à Aubusson est un outil conçu pour une rapidité de production. Se mêlent ainsi trois facteurs inséparables dans la création de tapisserie : l’esthétique, la technique, l’économie.

Le poids de ces trois facteurs varie largement lorsqu’il s’agit de création artistique. Les outils se transforment et s’adaptent aux exigences esthétiques. L’économie sort de l’équation lorsque vient la réputation. La tapisserie évolue donc entre tradition et nouveauté, parfois libérée des contraintes économiques, souvent emprisonnée dans les calculs.

Des R-évolutions

Les évolutions esthétiques et les révolutions techniques ont vu la tapisserie se décoller du mur et devenir objet spatial à part entière. Cette évolution a été soutenue par les Biennales de Lausanne qui ont permis aux artistes de déployer des trésors d’imagination et de savoir-faire.

L’histoire des Biennales de Lausanne a été publiée dans un livre édité par la Fondation Toms Pauli, à l’origine de ces Biennales.

Je vous propose dans les lignes qui vont suivre de découvrir quelques œuvres proposées lors de ces biennales, ainsi que leur auteurs. Un premier regard par matières conduira la réflexion dans un premier temps. Puis, je vous propose de continuer l’investigation en s’interrogeant sur ce qu’est une tapisserie.

Le sisal

Le sisal est une fibre « dure » que l’on obtient à partir des feuilles d’un agave. C’est un matériau brut, de couleur claire, relativement facile à teindre et disponible sur le marché. C’est d’ailleurs la fibre qui entoure les poteaux des arbres à chat.

Cette fibre est solide et réputée pour son faible coût et sa dimension écologique. Esthétiquement, elle permet un travail tout en relief et en matière. Elle offre une présence forte et rugueuse aux œuvres qu’elle compose.

Jagoda Buic, Triptyque structural, sisal, 1965, Archives CITAM, collection Fondation Toms Pauli, Lausanne

Cette œuvre de Jagoda Buic est proposée aux Biennales en 1965. Le sisal est ici utilisé pour sa brutalité. Facile à teindre, il offre ici un aspect terreux, proche de la céramique. Il est utilisé aussi bien en chaine qu’en trame. Les œuvres de Jagoda Buic se caractérisent par ces reliefs importants. Cette œuvre toute en relief et en matière, rappelle ces pots de terre cuite gravé avant la cuisson, comme si elle avait été marquée d’une écriture nouvelle.

On trouve dans cette œuvre un souci d’authenticité. On pourrait lui accorder une dimension anthropologique.

Magdalena Abakanowicz, Pour Contemplation, sisal, 1979, archives CITAM

Présente dans beaucoup d’œuvres textiles, le sisal est également présent dans les œuvres de Magdalena Abakanowicz. Célèbre pour ses Abakans, cette artiste utilise des matériaux bruts et tend à les charger de sens.

L’œuvre Pour contemplation occupe ici un espace important. La tapisserie se détache définitivement du mur pour devenir sculpture. Elle devient un langage en propre dans toute l’authenticité de la forme. Il y a peu de couleurs dans l’œuvre d’Abakanowicz. Elle s’offre dans son aspect le plus simple au regard du spectateur.

Sho… Longevity, sisal, 1987, Archives CITAM

Cette tapisserie proposée par Zhu Wei et Shi Hui abandonne la forme classique du rectangle pour accompagner l’authenticité de la matière par la forme. On observe en effet que le sisal est utilisé en point noué, en tissage, qu’il est teint de différentes valeurs et que les gammes de couleurs sont relativement limitées. L’ensemble donne une puissance magistrale et profonde de croute terrestre, issue des temps anciens et immémoriaux. La tapisserie s’adosse au mur, mais ne représente rien d’autre qu’elle même. Elle est ob-jet pur, jetée devant pour le regard et l’étonnement.

J’ai eu l’occasion de rencontrer Shi Hui lors de mon voyage en Chine à l’université de Hangzhou. J’espère pouvoir proposer un article prochainement sur son travail.

Torras Maria Teresa, Presencia de un pasado vegetal, sisal, 1981, archives CITAM

Cette sculpture végétale de Maria Teresa Torras est une étape supplémentaire dans l’éloignement de la tapisserie du mur. Comme on a pu le voir, la planéité du tissage est abandonné pour devenir un objet d’exposition en tant que tel. Il devient métaphore, et incarne une figure naturelle. Les couleurs ne semblent plus ici être choisies par l’artiste mais s’imposent dans leurs strictes nécessités.

Le chanvre

Le chanvre est une matière naturelle tirée d’une variété de cannabis. Cultivée pour une utilisation industrielle, le chanvre connaît de multiples utilisations comme le tissus, la construction ou encore l’isolation. On trouve du chanvre dans les cosmétiques, l’alimentation, etc.

En ce qui concerne l’expression artistique, le chanvre est plus rugueux que le lin, plus brute. C’est une matière assez sèche à travailler, mais sa couleur naturelle et sa facilité de teinture permettent une large palette d’utilisation.

Nora Aslan, Territoires, 1981, chanvre, archives CITAM

L’œuvre ci-dessus est un tissage en volume. La technique qui permet d’intégrer d’autres morceaux de tissages à une surface plane tissée s’appelle une rentraiture. A l’image du sisal, plus brut, le chanvre offre une délicatesse tout en conservant l’aspect authentique de la terre et des céramiques cuites.

Ainsi, Territoires de Nora Aslan est une réflexion sur l’espace et son découpage. On pourrait interpréter cette œuvre comme étant une illustration de ces découpages territoriaux arbitraires où des peuples s’entassent ou se retrouvent séparés par des barrières arbitraires. Ces peuples rapprochés ou séparés, conduisent à des luttes internes, voire à des guerres. Ceci est illustré par les matières blanches en relief, légèrement calcinées.

Siegfried Liselotte, Poesie am Strassenrand, (extrait), 1977, chanvre, archives CITAM

Le détail de Poesie am Strassenrand réalisé par Liselotte Siegfried permet de voir les applications du chanvre et la délicatesse de la matière. Les feuilles en haut à gauche sont réalisées en tissage, puis intégrées à l’œuvre. Je suppose que les « coquillages » en bas à droite sont réalisés au crochet.

Cet détail montre des éléments terrestres et marins dont la blancheur renvoie à un monde onirique.

Le papier

Le papier est un matériau fréquemment utilisé par les artistes textiles. Le papier s’obtient à partr de fibres végétales de différentes sources. Il existe ainsi du papier de riz, du papier fait à partir de bambou, de lin, de chanvre, de chiffons, etc.

Les images ci-dessous présentent des œuvres réalisées à partir de papier. On peut voir que ce matériau se plie à diverses utilisations. Dans l’œuvre ci-dessous, le papier est filé et pressé à la main. De taille relativement modeste, elle possède une épaisseur de 40 cm, reprenant ces longueurs gainées. Les couleurs simples et la répétition verticale, donnée par le papier filé, donnent à cette œuvre une dimension rythmique, quasi musicale.

Dominic L. Di Mare, Curtain/Olio/ACT Eleven, papier, 1979, archives CITAM

Post and Paper 81-1 d’Anne Flaten Pixley mesure 6 m de long. C’est une œuvre composée de papier pressé à la main, de charpie de coton et de bois. L’ensemble donne l’impression que papier enrobe le bois un peu à la manière d’un driadi pour offrir une surface plane mais riche de diversité graphique, comme si le mur avait été colorié au crayons de couleurs. Mais si l’on regarde de près, il s’agit de petits morceaux de papier fichés dans le bois, un peu à la manière d’un toit d’ardoise. Cette apparente sobriété donne une œuvre à la fois simple et complexe dans ses détails. L’œil se perd dans les multiples couleurs et nuances du papier.

Anne Flaten Pixley, Post and Paper 81-1, papier et bois, 1981, archives CITAM, collection Fondation Toms Pauli, Lausanne

Le papier est également l’un des matériaux de prédilection de Shi Hui, artiste Chinoise dont j’ai déjà mentionné le nom plus haut.

Le plastique

Le plastique, cette matière si répandue sur l’ensemble de la planète qu’il devient un matériau synonyme de pollution. Pourtant, il offre des possibilités infinies dans la création, je vous renvoie à cet égard à toutes les initiatives qui fleurissent actuellement.

L’œuvre de Joyce Crain ci-dessous est réalisée à partir de plastique et de métal. Cette artiste travaille beaucoup ce matériau notamment dans le souci d’une relation avec la lumière.

Joyce Crain, Microchip: Bollean Array, plastique, 1987, archives CITAM

Les techniques utilisées sont le tissage et le collage. On peut voir à l’arrière un fin grillage à l’intérieur duquel les matières s’insèrent. L’ensemble graphique de l’œuvre est riche et varié, les choix chromatiques font aisément penser aux Égyptiens de l’Égypte antique.

Le plastique se transfigure ici pour devenir un objet précieux. Les richesses graphiques utilisées ici font du plastique un matériau unique, malléable dont la lumière sublime la couleur.

La laine

La laine est le plus traditionnel des matériaux en tapisserie. Utilisée depuis le néolithique (environ 7000 ans avant JC), la laine est transformée en fil avant d’être employée. Seul le feutre n’a pas besoin de transformer la fibre pour être réalisé. Les techniques utilisées en tapisserie avec la laine sont multiples : broderie, tissage, feutre, point noué, etc.

Dorothy Ruddick, No 4 (to AR); No 6; No 8 (to MR), laine et coton, broderie, 1977, archives CITAM

L’œuvre ci-dessus est une broderie de Dorothy Ruddick. Elle se déploie comme une véritable dentelle de finesse et d’originalité. En effet, les variétés de points utilisés permettent une large palette graphique bien que le choix chromatique reste proche des tons naturels de la laine. L’ensemble donne une œuvre simple et raffinée dont les complexités graphiques font toute la richesse.

Jan Hladik, Quelques un parmi nous, laine, 1979, archives CITAM

Enfin, la tapisserie de Jan Hladik interroge plus une dimension esthétique de la tapisserie contemporaine que son statut d’objet. Coupée en trois, de dimensions inégales, ces parties laissent à voir trois comportements humains inscrits dans leurs époques : les pécheurs qui rappellent un mode de vie médiéval, notamment à travers les drapés ; l’homme intermédiaire, le visage couvert de ses mains. On ignore s’il est en prière ou s’il se cache de la vue du troisième personnage, une femme sensuelle aux formes généreuses dont les habits renvoient à un style vestimentaire contemporain. Ces trois attitudes interrogent une culture, une civilisation, une religion, un rapport au corps.

La gamme chromatique centrée autour du marron donne une impression de neutralité, piquée par le rouge du drapé de gauche.

Jagoda Buic, Hommage à Pierre Pauli, laine, 1971, archives CITAM, collection Fondation Toms Pauli, Lausanne

Cette œuvre de Jagoda Buic est un hommage à Pierre Pauli, l’un des fondateurs des Biennales de Lausanne. Dans sa structure, elle interroge le statut de tapisserie en envahissant l’espace et en destructurant cet objet traditionnellement en deux dimensions. L’absence de couleur laisse apparaître l’essentialité de la matière, de son relief et de son épaisseur. Elle apparait lourde de sens pour ce qu’elle est et non plus pour ce qu’elle représente. Elle se donne à voir, mais ne donne pas à voir.

Une tapisserie ? Des tapisseries !

De ce bref aperçu des œuvres textiles proposées aux Biennales de Lausanne, on peut retenir ceci : la tapisserie n’est pas une mais multiples. Les techniques de tissage traditionnelles se mêlent aux collages, aux gainages et enlacements pour donner à cet art ancestral une dimension supplémentaire. De fait, la tapisserie se réinvente sans cesse dans ses possibilités esthétiques et techniques. Il faut dire que le principe de base est simple : des fils verticaux tendus, des fils horizontaux qui passent simultanément dessus et dessous ces fils verticaux.

Ce principe simple permet une compréhension essentielle du tissage d’une tapisserie. Si l’on modifie ce cadre initial, on modifie le métier à tisser pour qu’il devienne simple cadre, les fils de chaine peuvent basculer et perdre leur parallélisme, devenir apparents. La tapisserie se décolle du mur et devient objet. La création textile se moque des définitions de les dépassent pour pouvoir les interroger de nouveau et se demander : mais, en fait, qu’est-ce qu’une tapisserie ?

Toutes les images viennent des archives du CITAM.

Je remercie également Giselle Eberhard Cotton, directrice de la Fondation Toms Pauli pour sa réactivité et sa gentillesse.


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